ETHNOLOGIE - Histoire

ETHNOLOGIE - Histoire
ETHNOLOGIE - Histoire

L’histoire de l’ethnologie est une tâche qui intéresse un nombre croissant d’ethnologues et d’historiens des sciences depuis les années 1960. Ce n’est pas tant, comme on l’a avancé avec quelque légèreté, que la raréfaction des objets traditionnels de l’ethnographie et les doutes épistémologiques sur le statut de la discipline aient amené un nombre croissant d’ethnologues à se pencher sur l’histoire des idées et la constitution de leur savoir, faute de «terrains» à étudier et afin de se rassurer en fondant la scientificité de l’ethnologie sur une histoire respectable. Il y a eu, en effet, parallèlement au processus historique qui transforme les modes de vie des peuples du monde et les fait passer, avec brutalité le plus souvent, sous le régime des États, une multiplication des objets d’étude et de réflexion pour l’ethnologie. L’étude des sociétés rurales, traditionnelles ou modernes, l’anthropologie urbaine, l’ethnologie des sociétés en voie de modernisation, qui reprend souvent la problématique antérieure de l’acculturation, l’attention portée aux minorités à l’intérieur des États, anciens et récents, la réflexion mise au service des politiques de développement dans les sociétés autrefois colonisées et ethnographiées sont le signe d’un élargissement du champ de l’ethnologie. Certaines remises en cause théoriques, en particulier celle du fonctionnalisme, ont aussi contribué à un approfondissement historique des études monographiques: l’objet d’analyse – peuple primitif, communauté rurale ou isolat constitué a priori – a été réinséré dans sa dimension temporelle, évolutive et relationnelle; et l’ethno-histoire, en rapprochant l’ethnologie de l’histoire quant aux méthodes, accroît pour la réflexion générale la variété des formations sociales, économiques et culturelles connues. Les progrès techniques de l’enquête ethnographique, en grande partie dus à l’influence américaine, la rigueur accrue de la collecte et de l’analyse des matériaux grâce à des méthodes plus spécialisées (ethnomusicologie, ethnotechnologie, ethnolinguistique) et surtout le souci constant de rendre explicites les liens entre descriptions, interprétations et formulations théoriques, qui accompagne le renouveau d’une réflexion épistémologique sur les sciences sociales, ont certainement entraîné un regain d’intérêt pour l’histoire de la discipline.

En même temps, les historiens des sciences ont étendu leur domaine d’enquête aux sciences sociales, et à l’ethnologie en particulier. Des notions nouvelles sont apparues en histoire des sciences, qui bouleversent la vision reçue d’une accumulation orientée de découvertes et d’inventions qui culminerait dans l’état actuel de la science. Thomas Kuhn, en particulier, en proposant la notion de «paradigme» (1962), veut rompre avec une histoire qui sélectionne des précédents pour construire un présent; et, que l’ethnologie soit ou non une science paradigmatique, la portée générale de sa démarche demeure: à un moment donné de l’histoire, une organisation complexe du savoir vise à résoudre certaines questions, non qu’on les «découvre», mais parce qu’elle les produit. Il ne s’agit plus alors d’établir des lignes de filiation entre notions et concepts, de plaider en recherche de paternité ou de se lancer dans la quête sans fin des origines, mais de faire l’historiographie de différentes configurations du savoir, «de comprendre la rationalité relative» (Kuhn oppose reasonableness à rationality ) de points de vue aujourd’hui dépassés, de percevoir le changement historique comme un processus complexe d’émergence plutôt que comme une simple séquence linéaire – en bref, de «comprendre la science d’une période donnée selon ses propres termes», comme le dit George Stocking, un des plus notables historiens de l’anthropologie (1968). Cette ambition de l’histoire des sciences entre toutefois en conflit, au moins virtuellement, avec des préoccupations légitimes chez les ethnologues. Pour ceux-ci, l’historiographie préconisée ne saurait aboutir à faire de l’histoire pour l’histoire. Il y a, pour la discipline telle qu’elle existe aujourd’hui, et malgré un élargissement de son champ qui pose en des termes nouveaux le problème de son unité, des problèmes historiques intéressants, et d’autres qui n’ont qu’un intérêt historique. Le débat, esquissé aux États-Unis (en particulier, par Stocking en 1965), recoupe une interrogation plus fondamentale, et banale depuis longtemps, sur la nature de l’histoire. Il est clair que chaque époque fait son histoire; et chaque discipline pose à l’histoire les questions qui la préoccupent au présent. D’un côté, donc, l’historiographie des sciences produit un savoir en contexte, remet à jour des débats et des problématiques enfouis ou caricaturés par l’histoire conventionnelle de l’ethnologie, rectifie des erreurs de fait ou de perspective; de l’autre, les ethnologues, moins bien équipés dans l’analyse documentaire et pour le travail de l’historiographe, cherchent à fonder leur pratique, leurs méthodes et leurs théories sur une meilleure connaissance des conditions historiques d’émergence de leur discipline. Ces différences, fécondes pour la recherche en histoire de l’ethnologie, peuvent permettre à terme un enrichissement épistémologique. Certaines attitudes historiques ou pseudo-historiques sur quoi repose implicitement la définition de l’ethnologie commencent à être remises en cause, et contraignent les ethnologues à s’interroger à nouveau sur son statut scientifique. Mais, à ce stade de la recherche, il n’existe pas de vision unitaire, cohérente et unanimement reconnue de l’histoire de la discipline. Dans l’étude du réseau intellectuel et institutionnel européen, où les interrogations sur l’altérité humaine ont pris naissance, on peut, au mieux, privilégier quelques temps forts, où l’ensemble des sciences humaines a pris une existence historique, indistinctement d’abord, puis, selon des itinéraires complexes et souvent réversibles, en se séparant en disciplines spécialisées.

1. Des origines à la Renaissance

On est convenu d’attribuer à Hérodote la lointaine paternité de l’ethnologie. Il s’agit bien chez lui d’une enquête (c’est le titre même de son ouvrage) sur les peuples du monde connu de son époque, enquête au cours de laquelle la nature du témoignage (choses vues et choses entendues, traditions rapportées et documents consultés) est toujours signalée avec précision; l’observation directe du voyageur y est incorporée au récit et la place relative qu’occupent les peuples barbares (littéralement: non hellénophones) par rapport aux Grecs y constitue le problème central. On a vu en Hérodote tantôt un précurseur – et on s’attache alors à remettre ses pas dans son itinéraire, évaluant le savoir produit à l’aune des connaissances acquises depuis lors sur les mêmes peuples –, tantôt l’auteur d’une sorte de rhétorique générale, où les principaux peuples, protagonistes des Grecs dans l’histoire du bassin méditerranéen, s’ordonnaient en une série de figures complexes par rapport à la grécité. Qu’il soit principalement ethnographe, sociologue ou comparatiste importe, au fond, assez peu à cette paternité illusoire.

Selon que l’on privilégie la description et l’observation de l’autre, ou le système de références qui permet de penser l’autre, on attribuera tantôt à Aristote, tantôt à Hérodote cette paternité. Aristote n’a-t-il pas fait la théorie de la cité, de la famille et de la production? Ne nous donne-t-il pas un tableau des formes de sociabilité articulé sur le politique? Il est commode de penser la tradition fondée par Aristote dans le savoir occidental et la production d’un savoir descriptif sur les autres peuples – qu’il résulte d’événements politiques, quand la contrainte impériale rend nécessaire l’information, de préoccupations morales et philosophiques ou d’un ensemble plus complexe de facteurs – comme des réalités liées dans un même système de pensée. À la différence des mathématiques, le savoir sur les autres sociétés dans le monde antique et médiéval n’est pas séparable du mythe, sauf par une opération de lecture anachronique; et il s’assimile plus à ce que les ethnologues appellent une vision du monde ou une cosmogonie qu’à une science. Cette simplification ne vise pas à nier la possibilité d’un savoir relativement adéquat sur le lointain, voire l’exotique, mais à le replacer, comme un effet sans grande conséquence, dans l’architecture des connaissances de l’époque: Marco Polo décrit, dans Le livre des merveilles , les peuples de l’Extrême-Orient, avec un degré étonnant de réalisme, mais son œuvre est peu rééditée, tandis que les Cosmographie , Géographie , Géométrie , Speculum et autres travaux encyclopédiques médiévaux, où il est impossible de séparer le fantastique de l’observé, traversent avec succès tout le Moyen Âge. Le savoir que nous qualifions aujourd’hui d’ethnographique n’est pas absent, ni de l’Antiquité, ni du Moyen Âge; il est un accident descriptif qui est subordonné à des principes, variables d’ailleurs, de connaissance du monde qui ne créent pas les conditions d’une nouvelle observation. Comme le disait Kant dans son essai intitulé Des différentes races humaines (1775), «l’histoire de la nature», qu’il appelait de ses vœux, «transformerait le système scolastique actuel si diffus de la description de la nature en un système physique à l’usage de l’entendement».

2. De la Renaissance à la révolution industrielle

À partir du XVe siècle, l’expansion européenne bouleverse les univers culturels relativement isolés jusque-là, et des humanités «nouvelles» apparaissent dans le savoir et la conscience européens. La découverte de l’Amérique, en particulier, parce qu’elle n’était pas prévue, apporte un choc dont les répercussions se font sentir dans tous les domaines de l’entendement et de la sensibilité. L’humanité même des Américains, comme celle des Africains à partir de l’exploration et de l’esclavage portugais au XVe siècle, est en question. Il ne s’agit pas seulement d’une interrogation métaphysique; il s’agit d’une question politique, économique et concrète urgente. Après une brève période, variable selon les régions (et qui se reproduit au XVIIIe siècle dans le Pacifique), de vision «paradisiaque» de l’humanité américaine, qui prolonge la mythologie médiévale, les dures réalités de la conquête, puis de l’exploitation économique, des mécanismes de domination politique et de l’effrayante mortalité amérindienne (par les maladies du contact) imposent la création d’un nouveau savoir. Les auteurs sont multiples – conquistadores, missionnaires, administrateurs, colons, marins, théologiens, négociants, moralistes et philosophes, historiens et juristes – mais les interrogations sont toutes les mêmes. Où doit-on placer ces humains dans le tableau général (biblique) de l’humanité? Quels rapports historiques entretiennent les Américains avec l’humanité connue? Quelle place occupent les nouveaux phénomènes observés dans la nature? Quelle est la nature et l’origine de leurs institutions et de leurs croyances? Les réponses successives, contradictoires et passionnées, qui sont apportées à ces questions constituent sans doute la première grande source de l’ethnologie. Cet ébranlement initial du savoir instaure une tradition continue d’examens et de débats, entretenue par les réalités du mercantilisme et de la christianisation. Des bouleversements connexes, dans d’autres domaines de la connaissance (les débuts de l’anatomie et de la physiologie, la révolution copernicienne), remettent en cause l’européocentrisme spontané: ni la Terre, ni le corps, ni l’Europe ne sont plus le centre et la mesure de toute chose.

Dès la fin du XVIe siècle, pour ne citer qu’un exemple, Joseph de Acosta publie L’Histoire naturelle et morale des Indes orientales (1589, Séville). Non seulement il propose un tableau général des productions naturelles de l’Amérique et de ses peuples, à partir d’une expérience directe d’observateur et de la lecture d’une masse impressionnante de témoignages, y compris indigènes, mais encore justifie l’autonomie relative d’un projet scientifique, en le jugeant «utile» (à la christianisation et à la colonisation), et avance, dans sa classification des peuples, un argument théorique qui la fonde. La complexité croissante des formes de gouvernement repose sur une acquisition graduelle de la rationalité. L’idée est empruntée à Aristote; son application mène à l’évolutionnisme. Pour séduisante que soit l’anthropologie de J. de Acosta, elle ne représente qu’un aspect des spéculations de l’époque. Il faut considérer aussi le choc en retour. Depuis Jean de Léry et Montaigne, la multiplication des expériences humaines, naturelles et morales, connues, favorise l’esprit critique et l’examen relativiste de nos institutions, coutumes et croyances.

Au XVIIIe siècle, un triple mouvement intellectuel va donner naissance au projet scientifique de l’anthropologie. Les sauvages et les barbares, contemporains lointains mais synchrones de l’Européen, vont être situés dans une histoire universelle. À partir de Lafitau, l’un des premiers à systématiser la comparaison entre le sauvage et les Anciens (1724), le sauvage devient un primitif ; il prend place dans une série ordonnée, qui part du simple et progresse vers le complexe, et qui a valeur universelle. La question ne sera plus «pourquoi le sauvage est ce qu’il est?», mais «comment n’a-t-il pas progressé au même rythme que nous?» On conçoit qu’il est moins malaisé de répondre à la seconde qu’à la première. Dans la seconde moitié du siècle, en France, en Allemagne et en Écosse, les «histoires de l’homme» se multiplient, et un schéma évolutionniste à quatre stades devient lieu commun; certains auteurs (Kames, Dunbar) proposent même une théorie matérialiste du passage d’un stade à l’autre. Par ailleurs, la société, ou la sociabilité, devient un objet spécifique d’enquête et de réflexion. Montesquieu, dans L’Esprit des lois , qui insiste sur la nécessaire interdépendance des phénomènes sociaux, est un fonctionnaliste avant la lettre; sa distinction entre la «nature» de la société et son «principe» (les passions, qui en sont le moteur) rend possible la considération comparative de l’organisation sociale. Il n’y a qu’un pas de la considération du politique à celle du social; et c’est Démeunier qui, avec plus d’ambition que de profondeur, inaugure, dans L’Esprit des usages et coutumes des différents peuples ou Observations tirées des voyageurs et des historiens (1776), la comparaison systématique des coutumes et des institutions des peuples du monde, en suivant le plan «récapitulatif», où la phylogenèse reproduit l’ontogenèse. Enfin, le XVIIIe siècle voit naître la science de la nature; la nature n’est plus, chez Linné, le merveilleux résultat de la Création; le système de la nature , en revanche, l’est. À partir de Linné, on cherche, non seulement à améliorer la classification, mais à constituer une histoire de la nature. L’homme, tout en demeurant un être naturel et moral, fait partie du système et doit donc appartenir aussi à l’histoire naturelle. Les différences raciales deviennent l’objet, non plus seulement de descriptions interprétatives, mais de systématisation, de collectes et de séries, de mesures et de corrélations. Le dernier quart du XVIIIe siècle voit une imposante floraison de travaux sur la nature (et les variétés) de l’homme, de Buffon à Blumenbach et Camper.

Ces trois grands courants de pensée sont loin d’être des compartiments étanches: à partir de 1760, un nombre croissant de savants tentent de penser systématiquement et scientifiquement le problème de l’homme, physique et moral, social et naturel, variable historiquement et naturellement, mono-spécifique et racialement divers. En 1772, l’historien allemand Schlözer utilise pour la première fois le terme ethnographisch , voulant caractériser «une méthode linnéenne pour traiter de l’histoire particulière», celle de chaque peuple. Dans les universités du nord de l’Allemagne, liées à l’Angleterre, des «historiens de l’humanité» esquissent, dans des cours et des publications, le programme de l’ethnologie. Ils constituent des recueils systématiques et formulent des hypothèses générales (C. Meiners, G. Forster, qui participe à la seconde circumnavigation du capitaine Cook). En 1799, une partie des Idéologues, ainsi que des médecins, naturalistes et historiens se constituent en société pour observer l’Homme: la Société des observateurs de l’homme (1799-1805), première société savante à vocation ethnologique, publie des mémoires originaux et surtout les célèbres Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages . Ce mémoire de J. M. de Gérando (1800) est un véritable guide d’enquête, qui doit servir à l’expédition du capitaine Baudin dans les mers du Sud, mais il est aussi une proclamation, dans le style lyrique et pompeux caractéristique des écrits de cette époque, de la nécessité d’établir une science nouvelle, une «science de l’homme». Ainsi, dans l’Europe des Lumières, on trace le programme de l’anthropologie ou «histoire naturelle de l’homme»; ce programme reste abstrait et le lien entre des propositions générales, un corpus de données et une méthode de collectes et d’analyse n’est pas traduit dans une pratique; néanmoins, il annonce et l’éclosion des chaires universitaires, sociétés savantes, voyages d’exploration plus systématiques et la réalisation d’une nouvelle entreprise du savoir humain dans la seconde moitié du XIXe siècle, même si, selon les termes de Kant en 1788, «pour la plupart des questions un blanc pourrait rester».

3. La fondation de l’ethnologie

Les savants des Lumières ont dessiné les deux grandes orientations sur lesquelles se fondera l’ethnologie au XIXe siècle: d’une part, l’idée que le fait humain est un fait social, l’homme ne pouvant être compris que comme membre d’une société particulière dont les institutions se prêtent à des études comparatives; d’autre part, l’idée d’une évolution de l’humanité de la sauvagerie vers la civilisation, celle-ci étant conçue d’après une thèse a priori. Le XIXe siècle est marqué par deux tendances, qui ont souvent coexisté mais ne s’accordent pas toujours: l’exigence d’une science positive des faits sociaux et culturels, qu’on trouve aussi bien chez des théoriciens comme A. Comte et que les ethnographes-explorateurs, les ethnographes-collectionneurs ou les archéologues amateurs, et l’apriorisme philosophique qui prétend reconstruire l’histoire de l’humanité en remontant aux origines, de manière «scientifique», c’est-à-dire sur le modèle des sciences déjà constituées, les sciences naturelles. La confluence de ces deux courants donne naissance, à partir de 1870, à l’ethnologie. Avec la pénétration coloniale s’éveille l’intérêt pour la collecte et le classement systématique des objets, des ossements et des représentations des primitifs, dans des musées. Des préoccupations d’ordre humanitaire s’ajoutent parfois aux efforts colonisateurs. Des sociétés d’ethnologie sont créées en France (1838), aux États-Unis (1842), en Grande-Bretagne (1843), en Allemagne (1851); elles publient des guides-inventaires de ce qu’il faut recueillir sur le terrain. Nombre de voyageurs parcourent le monde, à la suite de Cook, Bougainville, Humboldt, mais bien souvent leurs observations portent à la fois sur les phénomènes naturels ou physiques et sur les hommes (Darwin et le voyage du Beagle , A. Wallace, R. W. Bates, C. von Martius, etc.). Cependant, des ethnographes allemands (A. Bastian) et britanniques vont sur le terrain afin d’y rassembler systématiquement les données nécessaires à l’élaboration de leurs sommes théoriques.

4. Deux initiateurs: Morgan et Tylor

Le premier ethnologue «de terrain» est l’Américain L. H. Morgan, qui séjourne en 1850 chez les Iroquois et visite plus tard d’autres tribus. Morgan s’efforce de recueillir des terminologies de parenté: ayant découvert la notion de terminologie classificatoire, il s’attache à classer ces terminologies en relation avec des faits institutionnels (mariage, types de famille, autres traits sociologiques), puis à les ordonner en une séquence évolutive. L’apport de Morgan est important, il fonde l’étude comparative des systèmes de parenté, notion déjà présente chez Lafitau, et qui devient une partie essentielle de l’ethnologie. L’Anglais E. B. Tylor, bien que ses idées sur l’évolution diffèrent quelque peu de celles de Morgan, périodise aussi l’histoire de l’humanité, mais avec une plus grande prudence à l’égard des faits, et il propose d’examiner non plus les causes , mais les rapports fonctionnels entre les phénomènes, modifiant ainsi la notion de loi implicitement acceptée jusqu’alors. Tylor inaugura l’étude comparative des corrélations entre certaines institutions (comme les règles de résidence matrimoniale et l’évitement de la belle-mère) à l’aide de données statistiques recueillies auprès d’un grand nombre de sociétés. Il est à l’origine d’un courant moderne de la recherche ethnologique aux États-Unis, l’analyse cross-cultural (G. P. Murdock, J. W. Whiting), qui vise à établir par la statistique, en s’appuyant sur un nombre aussi grand que possible de sociétés, des corrélations entre phénomènes culturels. Il faut ici dissiper un malentendu: contrairement à une idée reçue encore présente dans les manuels et les précis d’ethnologie, l’évolutionnisme de Tylor ne doit pas grand-chose à la théorie darwinienne. Tylor prolonge et développe la théorie des stades du XVIIIe siècle; il ne transpose pas aux sociétés humaines les mécanismes d’adaptation, de sélection et de lutte pour la vie. Ce n’est qu’à la fin du siècle que l’on voit apparaître, d’abord aux États-Unis, un darwinisme social .

À partir de 1870-1880, une réaction se dessine contre l’évolutionnisme. L’école allemande (F. Ratzel), bientôt suivie par l’école américaine (F. Boas, A. L. Kroeber, C. Wissler), va soutenir l’origine commune des traits culturels et leur dispersion par emprunts, contacts et diffusion , au lieu de postuler un processus de développement identique pour toutes les sociétés, passant obligatoirement par les mêmes stades. Ces deux théories souffrent du même apriorisme, puisqu’il ne s’agit pour l’ethnologue que d’utiliser comparativement les données ethnographiques pour illustrer une thèse. L’évolutionnisme repose en fait sur un parallèle entre le développement de la société et celui de l’individu, l’adulte correspondant évidemment au stade de la «civilisation». Sous le diffusionnisme se dissimulait aussi plus ou moins la thèse de la supériorité de notre culture, puisqu’il ne reconnaissait la possibilité d’invention qu’à certaines sociétés privilégiées... Par ailleurs, dans les deux cas, on utilise les «éléments» culturels et sociaux pour «reconstruire», comme s’il s’agissait de choses. Cette réification de la culture rend impossible une véritable comparaison, car, à la différence des arcs et des flèches, les institutions (comme l’exogamie ou l’évitement de la belle-mère) ne peuvent faire l’objet d’une observation concrète, mais doivent être conçues à partir de pratiques observables et de règles énoncées. À la fin du XIXe siècle, se produit donc un recul critique vis-à-vis de l’évolutionnisme (F. Boas), le travail proprement ethnologique de terrain commence, c’est-à-dire des expéditions conçues et préparées pour obtenir toute l’information possible sur une tribu, et non plus une liste plus ou moins arbitraire de traits et de coutumes étranges (A. C. Haddon, en 1899, au détroit de Torres avec W. H. Rivers et C. G. Seligman; F. Boas sur la côte nord-ouest des États-Unis et du Canada; A. L. Kroeber en Californie). D’un autre côté, les théories holistes de H. Spencer (l’organicisme social) et de Durkheim vont permettre à l’ethnologie de faire un saut conceptuel.

5. L’école française: Durkheim et Mauss

La place d’Émile Durkheim – et celle de l’école française, c’est-à-dire l’ensemble de ses élèves et de ceux qu’il influence – est à la fois éminente et paradoxale. En insistant sur la spécificité du fait social, sur son irréductibilité à des phénomènes d’un autre ordre comme la psychologie individuelle, sur l’interdépendance des faits sociaux dans un système, sur la distinction entre explication causale et explication finale, sur la possibilité de découvrir des lois régissant les phénomènes sociaux, il a jeté les bases conceptuelles de l’ethnologie et de la sociologie moderne. Cependant, sa formation philosophique kantienne et son utilisation exclusive de matériaux recueillis par d’autres l’amènent à des contradictions insurmontables, en particulier sur la nature et le rôle des représentations collectives; il doit recourir, pour expliquer les phénomènes religieux, à la notion mal définie de sentiments collectifs, qui réintroduit la psychologie, exclue en principe. Il ne s’est pas entièrement débarrassé de ses présupposés évolutionnistes et oscille parfois entre les explications de type historique et les explications de type fonctionnel.

Marcel Mauss continuera l’œuvre de L’Année sociologique , mais l’orientera plus exclusivement vers l’ethnologie, tout en restant un homme de bibliothèques. Il évite les pièges du sociologisme et formule avec une grande netteté le principe de l’interdépendance méthodologique et conceptuelle des sciences sociales, la notion de fait social total, ou ensemble d’éléments intégrés par des corrélations que la recherche doit établir: «Le principe et la fin de la sociologie, c’est d’apercevoir le groupe entier et son comportement tout entier.» Il met aussi l’accent sur les données symboliques; en analysant les classifications primitives (avec Durkheim), il est l’initiateur de toute la recherche moderne sur les systèmes de symboles. Ainsi, sans avoir les moyens de poursuivre des recherches sur le terrain, du moins avant 1930-1935, l’école française affirme avec éclat la primauté du tout sur les parties, l’interdépendance fonctionnelle des parties dans un système et l’importance de l’étude des corrélations entre les éléments d’une structure.

6. Radcliffe-Brown et Malinowski

Quelques années plus tard, A. R. Radcliffe-Brown et B. Malinowski, qui reconnaissent leur dette à l’égard de Durkheim, vont exposer les principes du fonctionnalisme . Reprenant l’analogie organiciste de Spencer, Malinowski considère la culture comme un tout intégrant les différentes institutions sociales en vue de satisfaire les besoins humains. Il est ainsi amené à définir les besoins biologiques et superorganiques de l’homme (c’est-à-dire de l’individu), auxquels répondent les différentes institutions. C. Lévi-Strauss a critiqué cette position comme étant une véritable démission de l’ethnologie; assigner pour fonction aux institutions la «satisfaction des besoins» (d’ailleurs conçus de manière parfois arbitraire) est au mieux un truisme inutile et peut faire écran à l’analyse du système symbolique dans lequel s’insère telle ou telle institution.

Quant à Radcliffe-Brown, il a défini les concepts de structure sociale, de fonction sociale et de système social qui rendent possibles les études comparatives, puisque l’on met en parallèle des systèmes de relations et non des coutumes ou des «choses». La structure sociale est pour lui un ensemble de relations sociales, elles-mêmes définies comme dyadiques; mais, de nouveau, Lévi-Strauss s’élève contre cette conception, puisque, dans une société donnée, on ne peut préjuger du principe d’organisation. Le fonctionnalisme a fait l’objet de deux critiques fondamentales (E. E. Evans-Pritchard). D’une part, l’ethnographe voit telle société en état d’équilibre: n’est-ce pas une illusion? ses présuppositions ne sont-elles pas des œillères qui l’empêchent d’appréhender les conflits, les signes de changement et les dysfonctions? D’autre part, la négation de l’histoire qu’implique le fonctionnalisme ne vaut que pour les sociétés isolées, de taille restreinte et bien adaptées à leur milieu, pour autant que de telles sociétés aient jamais existé. Il en irait autrement de sociétés plus complexes en relation suivie avec d’autres sociétés.

7. Lévi-Strauss et la méthode structuraliste

Cependant, l’apport de Radcliffe-Brown fut décisif. À partir des études qu’il fit en Afrique, s’est développée la théorie moderne de la parenté, et l’étude des systèmes de relations a ouvert la voie à la méthode structuraliste de Claude Lévi-Strauss. Partant de la prohibition de l’inceste, celui-ci découvre qu’elle fonde une règle positive: l’obligation de donner des femmes. Il étudie le système d’échange des femmes et construit ainsi des modèles de différents cycles d’échange, qui permettent à la fois de décrire et de comprendre les règles de parenté d’un certain type et de prévoir le comportement global des individus d’une société. Les différents systèmes, politiques, mythologiques, etc. sont classificatoires; ils ont été élaborés pour mettre en évidence les mêmes propriétés structurales et permettre une analyse analogue à celle qui a révélé les propriétés fondamentales du langage, la phonologie structurale. Tous les systèmes humains de communications doivent avoir, suppose-t-on, sinon la même structure fondamentale, du moins des propriétés logiques communes, puisqu’ils sont tous, en fin de compte, le produit de l’esprit humain. C’est sur ce postulat que repose la tentative d’analyse structurale de Lévi-Strauss, dont les résultats ont bouleversé l’ethnologie contemporaine.

Cette discipline, qui est une connaissance positive de la diversité des sociétés et des cultures humaines, n’a certainement plus le privilège de mettre ou de remettre en cause les certitudes philosophiques et les présuppositions implicites sur lesquelles nous vivons. Il est cependant de sa nature de ne pouvoir éviter cette mise en question, même et surtout quand notre civilisation industrielle achève d’écraser, nolens volens , les derniers restes de «primauté». Nous avons montré qu’elle avait des ambitions plus hautes que celle de proclamer le relativisme culturel, puisqu’elle se veut scientifique; elle tente de saisir sous l’apparente diversité, les conditions de production des systèmes culturels, les règles supposées communes à l’humanité qui permettent de construire ces structures sans pour autant déterminer leurs contenus. À moins de faire preuve d’un optimisme irraisonné qui s’apparenterait plus aux religions de la sociologie et du progrès, dont nous avons mesuré les prétentions énormes et les résultats dérisoires, il est trop tôt pour décréter que l’ethnologie peut ou pourra établir des lois analogues à celles qui régissent, à certains niveaux, le monde physique. Le facteur d’indétermination est, à l’évidence, beaucoup plus important et peut-être d’un autre ordre. Mais, touchant aussi aux certitudes spontanées de l’observateur et de sa société, l’ethnologie ne peut pas ne pas avoir fonction critique, comme si elle retournait sans cesse au siècle des Lumières, moment privilégié de sa maturation.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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